François Jannin et l'histoire de la verrerie argonnaise

merci à Gilles Déroche

L'itinéraire de François Jannin n'est pas ordinaire. Reconnu aujourd'hui comme l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire de la verrerie, souvent appelé à intervenir dans les colloques internationaux, il a gagné sa vie comme artisan charron, puis comme plombier et chauffagiste, avant de terminer sa carrière en qualité de contremaître dans une entreprise de plastiques de la région.

1 Portrait de François Jannin

 

Gilles Déroche : François, votre itinéraire professionnel et intellectuel est original. Comment devient-on un spécialiste de la verrerie en passant par l'artisanat ?

François Jannin : Je me suis toujours intéressé à beaucoup de choses, mais pas forcement à celles qu'on m'apprenait à l'école. L'histoire de France ne me disait pas grand chose. Mais avec l'histoire locale, c'était complètement différent.
Mes oncles et tantes du côté maternel (ils étaient une bonne douzaine) avait tous fait des études. L'un était ingénieur dans une verrerie et disait « le mieux serait de l'envoyer à l'Ecole des Arts et Métiers ». Je suis allé à Vouziers où j'ai préparé mon Brevet trois ans après le Certificat d'Etudes où j'avais été le premier du canton. Je me suis intéressé surtout à la physique et à la chimie dont j'étais passionné. En 1939, à la déclaration de guerre, le collège de Vouziers a fermé.
Alors mon père m'a dit que je devais passer mon Brevet et j'ai pris un cours par correspondance. A l'invasion. nous avons fui par le train qui nous a débarqués dans le sud de la Meuse, et mon père, blessé, est devenu incapable de travailler seul. J'ai passé l'examen à Sainte Ménehould en septembre, seul garçon avec une douzaine de fille et seul reçu ! J'ai appris le métier de charron avec mon père, physiquement diminué. Il est mort en 1944, alors que j'étais déjà engagé dans la Résistance avec des copains du coin. Au moment de la Libération de Paris la Gestapo s'est installée en Argonne, à Sainte Ménehould et à Clermont, avant sa retraite complète. J'avais trouvé des grosses pointes avec une large tête. Comme il ne passait plus que des véhicules allemands, je traversais la route et au beau milieu je faisais semblant de lacer mon soulier, posais mon clou, et prenais le chemin de l'église pour remonter dix minutes après. Les camions allemands crevaient entre les Islettes et Clermont...Un jour, un allemand qui faisait la surveillance à l'entrée du parc voisin a ramassé le clou, mais heureusement un camarade est venu me prévenir...


G. D. Comment avez-vous trouvé le temps d'effectuer toutes ces recherches en travaillant ?


François Jannin : J'ai travaillé pendant toute la guerre avec mon père, et en plus il fallait cultiver le jardin. En bêchant, j'ai trouvé des débris datant de la Grande Guerre et des morceaux de verre. Je me suis dit que cela était curieux, d'autant plus que je connaissais bien la verrerie des Islettes où j'allais voir les verriers qui soufflaient encore les cloches de jardin à la bouche, et cela était passionnant. Elle ferma en 1936. Pendant la guerre une
usine de charbon de bois pour les gazogènes a fonctionné dans les locaux, puis une entreprise de meubles, mais une partie des fours et des installations avaient subsisté. J'ai examiné tout cela.
Pendant la guerre, plusieurs prairies des alentours avaient été cultivées pour la nourriture et en regardant, j'y ai trouvé du verre plus ancien, des débris de creusets. J'ai cherché des documents.J'ai retrouvé le site de cette verrerie qui avait été mise en service avant la guerre de Cent Ans., avait cessé pendant plus d'un siècle , et repris ses activités en 1495.

 

2- Du verre blanc. Il fut produit du début du XVIIIème s à 1925

Alors, je me suis lancé en recherche dans les archives locales, peu fournies, puis dans les archives départementales.On m'a enfin signalé les archives du Clermontois, conservées à Chantilly. C'était après 1950, j'étais marié, j'avais une voiture, et j'y suis allé pendant plusieurs années pour photographier les documents datés entre le Haut Moyen Age et la Révolution.

G.D. : Pourrait-on établir un bilan de nos connaissances actuelles sur la verrerie argonnaise ?


François Jannin : Nous avons eu des verreries à l'époque Gallo-romaine. Du Ier au IVème siècle elles se sont installées sur place. Un exemple ancien existe près de Lachalade. Mais on peut trouver dans des tombes des éléments des II et IIIèmes siècles avant notre ère, particulièrement des bijoux. Nous avions deux voies romaines: de Châlons à Verdun , passant au sud du massif de l'Argonne vers Beaulieu, et Reims-Metz qui passait à Lachalade. Cette activité fonctionnait liée à la poterie, dont on retrouve des restes dans tout l'empire romain, du nord de l'Espagne jusqu'à la Turquie. La verrerie fut remarquable à cette époque, car avant l'occupation romaine, elle était produite avec des cendres de bois, c'est à dire avec de la potasse, mais avec les romains, elle s'est faite à la soude d'origine marine.

 

3- Le verre produit depuis le IIème siècle et la poterie Sigillée. Le verre de Pérupt.

4- Maquettes de fours reconstituées d'après des fouilles.

 

Le vrai départ s'est effectué avec l'installation des monastères. A Montfaucon après 700, Beaulieu cent ans plus tard. Après Charlemagne, avec la décadence carolingienne, un déclin se produisit. La reprise ne s'effectua qu'après l'an 1000. Les moines de Lachalade ont fait beaucoup. Les usines ne travaillaient que pendant la mauvaise saison avec du bois ramassé à dos de mulet ou d'homme. Lorsque le combustible était épuisé, on construisait une verrerie plus loin le long de la Biesme. Un de ses petits affluents pouvait abriter 4 ou 5 verreries successives, comme c'est le cas près du Four de Paris., à un kilomètre l'une de l'autre. Cette activité a bien fonctionné jusqu'à la Guerre de Cent ans. Alors, les conflits ont été si violents que les activités ont cessé. Cela ne repart qu'en 1495, avec la verrerie du Binois. La verrerie s'est répandue avec les abbayes et les seigneurs locaux. Il s'en est suivi une forte déforestation.

G.D. : Les techniques avaient-elles changé depuis l'époque Gallo-romaine?
François Jannin : On était passé à la potasse. Le verre c'est d'abord de la silice, à 70% (du sable), que l'on trouve en bordure de la Champagne, ou des sables verts gisant à une faible profondeur dans l'Argonne. Un silicate de soude ou de potasse fond à une faible température, à partir de 700 degrés. La potasse vient des cendres et la soude des algues marines ou du sel. On ajoute du calcaire qui forme du silicate de calcium vers 1400 degrés, température difficile à atteindre avec un chauffage au bois, car il se durcit très vite en refroidissant et devient difficile à travailler. Le mélange reste pâteux de 800 à 1000 degrés et facile à travailler.

G.D.: Cette activité économique a-t-elle été perturbée par sa situation particulière dans une région frontière instable ?
François Jannin : Les guerres de religion ont été gênantes lors du passage des armées. Mais l'opposition locale entre protestants et catholiques n'a pas fait de dégâts. Dans une même verrerie se trouvent des protestants et des catholiques, ce qui ne pose pas de problèmes. La venue de Henri IV est à noter. Il se rend en Lorraine, où la France s'installe, et en passant aux Islettes, le « bon roi » a confirmé aux verriers leurs privilèges. La guerre de Trente Ans et la Fronde ont été dévastatrices. Sainte-Anne de Clermont était aux Lorrains et Sainte-Menehould restait fidèle au roi. Le jeune Vauban, d'abord au service du Prince de Condé passa au service du roi..
La révocation de l'Edit de Nantes porta un coup fatal. Les verriers protestants durent se convertir ou fuir. Certains fondèrent la verrerie de Creutzwald.
Pire encore, Louis XIV devenu maître de la Lorraine embaucha un verrier des Pays-Bas, qu'il installa au sud de Verdun pour fabriquer du verre à la façon de Venise. Il jouissait du « privilège du roi », monopole sur un rayon de 10 lieues, (40 kilomètres) qui englobait toutes les verreries d'Argonne. Elles furent donc minées. Certaines s'installèrent en bordure de forêt près de Sainte-Ménehould, où, hélas, le bois était vendu très cher en Champagne. Heureusement, Dom Pérignon, originaire de Moiremont, commença alors à produire du champagne, pour lequel il fallait des bouteilles étanches et solides, que les verriers d'Argonne mirent au point.

G.D. : Qu'en est-il de ces maîtres-verriers qui se prétendaient nobles ?
François Jannin : Cela remonte, semble-t-il, à l'empereur Constantin. C'était un métier d'art donc des artistes. Des nobles s'y sont mis. Plus tard des nobles ruinés adoptèrent cette activité.

5- Carte extraite de Patrimoine et culture en Lorraine

 

G.D. : A quand la mécanisation remonte-t-elle ?
François Jannin : Elle date de 1760-65 pour le verre à vitres, qu'on fabriquait déjà dans la Vôge en cylindres. La verrerie du Bois d'Epense eut jusqu'à 300 ouvriers. Les plaques dépassèrent un mètre. Une usine de faïencerie y occupait aussi 300 ouvriers au même endroit, sans compter les femmes et les enfants. Cela a fonctionné jusqu'en 1820, quand les verriers se sont installés près des centres de consommation, utilisant de la houille du nord amenée par des canaux ou des rivières. Les verreries à bouteilles se sont créées autour de Reims
Les ouvriers mis au chômage par la fermeture des usines de la vallée de la Biesme ont été, vers 1840, 1845, occupés à construire la route du val de Biesme, de la Harazée à Triaucourt, qui n'était, jusqu'alors accessible que par la Haute-Chevauchée.
Le Four de Paris avait dû fermer vers 1860, peu après le Neufour et Les Senades. En 1870, avec l'installation de la ligne de chemin de fer, est crée la verrerie des Islettes.. Elle débuta ses activités vers 1873. Jusqu'en 1914, le travail s'accomplissait entièrement à la main. Elle cessa ses activités pendant la guerre et les fours se rallumèrent en 1919, avec les mêmes méthodes, alors que les verreries de l'ouest et du sud de la France, victimes de la pénurie de main d'oeuvre provoquée par la mobilisation des jeunes verriers , avaient adopté le soufflage à l'air comprimé. La concurrence étant âpre, à l'usine du Gramat commença par baisser le salaire des ouvriers, qui se mirent en grève pendant près d'une année. La verrerie ferma, le patronat acheta des machines et l'embauche se fit à salaires baissés. Les syndiqués furent rayés du personnel et ils allèrent trouver du travail à l'usine de feutre Sommer de Mouzon.

6- La verrerie des Islettes

7- La verrerie des Islettes qui fonctionna de 1873 à 1936. Les bouteilles « L'Idéale » produites à partir de 1925

G.D.: Que conservons-nous comme patrimoine ?
François Jannin : Nous connaissions, en 1950, une douzaine de sites de verrerie, et nous en avons maintenant plus de 80 repérés sur le terrain. Il en reste encore à en découvrir. On trouve les dépotoirs et les restes du four. Dans les villages, on conserve les logements des patrons, avec des toitures à 4 pans, à Courupt, à la Harazée, à la Controlerie, au Neufour et une quantité d'habitations de verriers avec une porte et une fenêtre.. Certaines  qui ont été construites serrées en carré pour faciliter la défense, datent de périodes troublées. La première maison du Neufour; la « cristalline » date de 1540 ! La plupart des autres remontent au XVIIème et au XVIIIème siècles. La cheminée de l'usine des Islettes, prête à s'effondrer, reste l'un des derniers témoignages. Le musée de Varennes présente cette industrie ancienne, mais un vraie collection mériterait de rappeler cette activité industrielle disparue.

Entretien relu et amendé par François Jannin.

Gilles Déroche.

8- Verres soufflés à la bouche produits jusqu'en 1922

 

Bibliographie de François Jannin

L'Atelier de Pologne XVlème-XVIIème et Péru. Les Bercettes XlIIème-XIVème in Verrerie de l'est de la France XIIIème-XVVIIIème. ISNN, Dijon 1990

L'Argonne, une région verrière depuis l'Antiquité. in Bulletin de 1'AFAV de mars 1987

En Argonne, La ligne des puits, Bulletin de l'Association Française pour l'archéologie du Verre de 1999

Les verreries médiévales d'Argonne. XIème-XIVème in Annales du Congrès de Bâle 1988.

L'Industrie du verre en Argonne in Patrimoine et culture en Lorraine, Editions Serpenoise, Société d'archéologie de la Lorraine, Metz 1980

Briques et tuiles d'Argonne, Horizons d'Argonne n° 43, 1981 Sainte-Ménehould.

La verrerie de la Fontaine-la-Mue. De l'encyclopédie à la fouille, Horizons d'Argonne N° 54, 1887.

Les maisons de verriers en Argonne, Horizons d'Argonne. N° 27, 1975

La fabrication des bouteilles en Argonne Des origines au XXème, Horizons d'Argonne N° 34, 1977.

Clermont en Argonne des origines à la Révolution., Editions de l'Est, 1992.

Sur François Jannin :

DEROCHE (Gilles) François Jannin, une passion pour l'histoire argonnaise. Les Argonnais et leur Histoire. Travaux du P.A.E. du Collège deVouziers, 1987.

9- Affiche de l'exposition tenue en mai 1978 au Lycée de Vouziers dont sont extraites les photographies